[L’edito d’Alex]
L’année 2015 se termine comme elle a commencé, avec son lot de désillusion, d’amertume, mais aussi de rêve et d’espoir malgré tout. La cuvée rapologique a t-elle été aussi moribonde que l’année qui vient de s’écouler ?
Trêve de suspense, cette année fut un bon cru pour le rap français, peut-être la meilleure depuis au moins 6-7 ans. Inventivité, productivité, variété, sont les premiers qualificatifs qui nous viennent à l’esprit. Une foule de nouveaux prétendants totalement décomplexés sont arrivées en brisant les codes éculés du genre. Entre la Flippa Dance d’un Niska, le Cloud-Rap du groupe PNL, le dandysme tout droit sorti du 16ème arrondissement d’un SCH, Nekfeu et son profil de gendre idéal qui fait kiffer même à ta maman, l’hommage à Dragon Ball Z d’un Demi-Portion, la folie d’un Vald sous défonce, Jul aka « monsieur-tout-le-monde » au succès toujours aussi insolent, etc… Les espacades hors des sentiers battus furent monnaie courante.
Chez l’homologue américain, la situation fut davantage moribonde. Malgré quelques sorties notables, le rap US semble être en pleine restructuration avec des artistes qui n’ont pas forcément été à la hauteur des ambitions attendues. Dr Dre opère un grand retour en demi-teinte (nous y reviendrons). Lil Wayne, encore empêtré dans ses problèmes contractuels et humains avec son label, n’a toujours pas livré l’esperé The Carter V. Kanye West nous a distribué quelques titres ici et là, dont l’enflammé All Day, sans pour autant qu’aucun album ne se profile à l’horizon. Le Views From The 6 de Drake se fait toujours attendre. Malgré tout les espoirs suscitées sur sa personne, Joey Bada$$ nous livre son premier effort, B4.DA.$$, qui sans être médiocre se révèle étonnament insipide. Au milieu d’un déluge de mixtapes de bonnes factures, Young Thug déçoit avec une mixtape/album Barter 6 au contenu bien mièvre. Même constat pour le groupe Migos. Etc… Au vu de telles débacles, on peut se demander si 2015 n’était tout simplement pas une année charnière où nos amis yankees se sont contentés d’y tater le terrain afin d’aborder 2016 avec des desseins plus prometteurs. Nous l’espérons en tout cas.
D’une rive à l’autre, la texture musicale semble avoir pris une teinte plus assombrie. Outre-Atlantique, l’actualité quotidienne a une nouvelle fois mis en lumière les vieux démons de l’Amérique. La fréquence des faits-divers exposant des bavures policières commises sur des citoyens afro-américain(e)s n’a fait que monter crescendo. Plus que jamais, la question raciale est de nouveau au centre du débat aux Etats-Unis.
Comment ne pas penser au To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar lorsqu’il est question de relater le quotidien de cette Amérique Noire des bas-fonds ? Le disque, pur concentré de black-music aux multiples références culturelles et clins d’oeils iconiques, n’a laissé aucun auditeur indifférent. Intriguant par sa non conformité aux standards radios, déroutant par les embardées plus ou moins controlées de son auteur, excissivement généreux dans ses compositions, etc… Les avis de la presse sont élogieux, là où le public est davantage désarçonné à l’écoute.
Cette face lugubre de l’Amérique va jusqu’à atteindre la direction musicale d’un artiste estampillé « ghetto » et bling-bling comme Future. Suite à la débacle Honest, un album calibré FM qui n’a pas trouvé son public, l’ex de Ciara nous sort une tripotée de mixtapes de bonnes factures en guise de défouloir pour ensuite accoucher de DS2. Le rejeton est sans fioritures, brut de décoffrage, produit avec les trippes. Le rappeur à la voix autotuné nous parle toujours de fringues, de bijoux, de grosses voitures, et de drogues (surtout de drogues) mais avec une humeur désanchantée palpable par bribes ici et là au fil des morceaux. On y comprend que ce nihilisme outrancier exposé par l’artiste sert d’anxiolytique contre les tourments de son esprit. Assurément l’une des sorties phares de l’année.
Une morosité ambiante que l’on retrouve aussi chez Vince Staples et son Summertime ’06. Le jeune prodige y relate son vécu de ghetto-youth qui essaie de concilier sa vie de rue (faite misère sociale, racisme, exploitation, etc…) avec son hypothétique rang de futur star du rap.
Même un artiste aux thèmes généralement plus « légers » comme Big Sean ne peut s’empêcher de céder à l’appel de la « noirceur » dans Dark Sky Paradise, au sein duquel il opère un certain virage discograhique plus sombre qu’à l’accoutumée.
Autre preuve que le rap de parolier fait définitivement des émules et ce à une échelle mainstream, l’obtention du disque de platine en Mars pour l’album 2014 Forest Hills Drive de J-Cole. Un tour de force au vu des conditions dans lesquels le disque est né : annonce suprise à moins d’un mois de sa sortie, aucun soutien marketing et des singles bénéficiants de très peu de airplay radio et TV. A noter qu’il devient le premier album sans featuring à atteindre cette certification depuis 1989.
https://www.youtube.com/watch?v=rBe6fFejsPU
Le nouveau fleuron du rap américain semble définitivement marqué par la fin d’une certaine insouciance. Dans le sillage opéré par ce genre musical depuis déjà pas mal d’années, l’impératif de la « street-crédibilité » et son lot de fantasmes n’est plus qu’un lointain souvenir. Une frange de plus en plus conséquente du public exige de leurs artistes qu’ils deviennent les hauts-parleurs d’un quotidien traversé par des hauts et des bas. Cette dernière tendance se retrouve, peut-être même de manière encore plus marquée dans le rap français.
Dans leur EP Que la famille, puis surtout dans leur album Le Monde Chico, le groupe PNL, révélation hexagonale de l’année, a su parfaitement mettre en exergue le quotidien de cette jeunesse française désabusée en manque de répères. Les deux frères se livrent à cœur ouvert sans le moindre artifice. Au fil des morceaux, on navigue au sein d’une palette de différents sentiments comme le regret, la désillusion, l’expiation, mais aussi et malgré tout avec l’espoir d’aboutir à une vie meilleure. Le tout à base de voix autotuné et sur fond de prods smooth et laid-back qui nous rappelle par moment les plus belles heures du G-Funk des années 90. Quelque soit l’avis que l’on puisse avoir sur le binôme, comme juger leurs lyrics faiblards, on ne peut que reconnaître qu’ils ont su créér la surprise au nez et à la barbe de tous.
Une mélancolie si caractéristique de la promotion 2015 donc, que l’on retrouve aussi dans quelques titres de l’album soigné Feu de Nekfeu. Où encore dans les opus de Jul où les histoires de galères constituent le béton de sa musique. Dans un style bien plus radical, Joe Lucazz dans No Name fait parler sa plume avec des larmes, de la sueur, de la nostalgie, mais aussi de l’ironie tantôt cynique, tantôt burlesque.
On ne peut parler de l’année qui vient de s’écouler sans évoquer le retour de l’un des plus gros barons du rap américain, voir de la musique tout court. Nous parlons bien entendu du super-producteur Dr Dre. On l’aura attendu 16 ans, il est enfin arrivé, le 3ème album solo du docteur. Le projet d’origine, l’arlésienne Detox, passe finalement à la corbeille. A la place, nous accueillons le sobrement intitulé Compton inspiré du biopic cinématographique NWA : Straight Outta Compton dédié à son ancien groupe nommé par les mêmes initiales.
Le disque a beau ne pas être à la hauteur des attentes, le contenu reste costaud, produit d’une main de maitre, particulièrement au niveau du mixage et du mastering. Des élements pour lesquels le doigté du patron de la West-Coast ne semble pas avoir subi les affres du temps. 2015 prouve une énième fois qu’aux Etats-Unis, on peut encore rapper à 50 ans sans être victime de trop de railleries.
En France, c’est Lino qui a pris la casquette du vétéran après un absentéisme discograhique de 10 ans (hors Radio Bitume sorti en 2012, disque non-validé par son auteur, composé de maquettes et chutes de studio). Requiem est un album scolaire, peut-être même trop, au point on l’on pourrait le qualifier de rigide. Néanmoins, la moitié du groupe Arsenik qui n’a pas perdu sa verve, ravi toujours les fans de la première heure à coup de punchlines bien senties.
En évoquant l’année qui vient de s’écouler, nous ne pouvons passer à coter de ce qu’il en a été au niveau des beefs (clashs). Parfois exaltants, parfois lassants, souvent ridicules, ses diss ont surtout fait les beaux jours des internautes les plus imaginatifs. Montages, parodies, etc… Internet est définitivement devenue une arme de guerre de première catégorie qui peut permettre d’achever son adversaire en quelques tweets, hastags, ou images Instagram.
Entre la sortie de sa mixtape/album If You’re Reading This It’s Too Late (seul disque rap sorti en 2015 à avoir atteint la barre du million de ventes) et de son “joint-mixtape” What a Time to be Alive en duo avec Future, Drake s’est retrouvé sans le vouloir confronté à Meek Mill. Le clash se soldera par une victoire à plate couture du Canadien face au membre de Maybach Music qui visiblement s’est laissé aller à un excès d’assurance surement dû au succès de son (bon) album Dreams Worth More Than Money et l’attention qui entoure sa personne par le biais de son idylle avec Nicki Minaj.
Chez nous au pays du fromage, nous avons eu affaire au sempiternel échange qui s’enlise depuis déjà trop longtemps entre les deux « anciens », Rohff et Booba (qui lui est un peu en guerre avec tout le monde). Hormis un freestyle assez surréaliste de la part du Vitryo sur l’instru du morceau Try Me de la rappeuse Dej Loaf, les deux comparses se sont contentés de pics lancées de part et d’autre pendant les interviews ou sur les réseaux sociaux. La musique en est-elle sortie grandie de ces échauffourées ? A croire que oui car en fin d’année, l’un comme l’autre nous ont livré des albums bien meilleures que leurs précédentes cuvées respectives.
Visiblement, ce n’est pas en 2016 que l’égo des rappeurs risque de se dégonfler.